Pourquoi allons-nous au musée ? La question se poserait si la fréquentation des musées était aussi démocratique qu’on veut nous le faire croire, la majorité des visiteurs de musées étant des enfants envoyés là pour les changer des salles de classe – pourquoi vont-ils au musée ? parce qu’ils sont bien obligés – et des membres du troisième âge d’une classe économique suffisamment élevée pour se payer un laisser-passer.
Mais enfin, pourquoi allons-nous au musée ? Il y a une injonction sociale tacite qui nous dit : voilà le génie de l’homme, et voilà le passé. La plupart des gens, ici, s’ennuient. Au XIXe siècle, on a construit des escaliers d’honneur à l’entrée de ces nouveaux temples républicains pour faire comprendre au visiteur exténué, arrivé en haut des marches, qu’il s’est élevé de son quotidien pour entrer dans le monde des idées. Depuis les années 1970, les américains ont fait encore plus fort en popularisant le white cube, une boîte immaculée sur laquelle pourra se projeter la psyché limpide d’artistes visionnaires.
Physiquement piégé dans ce monde abstrait, le visiteur est bien obligé de concentrer son attention sur les oeuvres exposées. Son oeil vagabonde, ses jambes le portent ici, puis là, devant ce tableau et devant cette sculpture – qu’il faut ensuite contourner. Qu’y a-t-il donc à voir ? Souvent, le visiteur a le sentiment de ne pas savoir, mais il reste un peu plus longtemps devant ce tableau-ci, qui est joli, c’est l’occasion de montrer qu’il porte un intérêt soutenu à cette visite.
Ne pas savoir. L’histoire de l’art ne sait souvent pas, elle-même. Discipline bâtarde entre l’histoire et la philosophie esthétique, entre la création et la pensée, au carrefour de sciences humaines plus anciennes qu’elle, elle se construit à mesure qu’elle se fait. Lorsque Giorgio Vasari, au XVIe siècle, défendait les artistes de Florence en décrivant leurs vies exemplaires et la construction pierre à pierre d’un génie florentin, il pensait faire de la littérature. Les premiers historiens de l’art, au XIXe siècle, crient alors : voilà notre discipline ! Lorsque Winckelmann, au XVIIIe siècle, décrivait la genèse, l’apogée et l’explosion de la sculpture grecque antique, il plantait en historien les pousses qui nourriraient les théories philosophiques d’Hegel.
Puis on a décidé de faire de l’histoire de l’art. À cheval sur le bidet de toutes les disciplines littéraires, l’histoire de l’art part alors à la chasse des méthodes à chaparder. Lorsque les études littéraires se sont penchées sur les questions de style, puis de sources, puis de réception du lecteur, puis de mythologies intimes, l’histoire de l’art a emboîté le pas. Lorsque les historiens ont tenté la macro-histoire, la micro-histoire, l’histoire des sens, l’histoire de l’art s’est affairée. Que dire de la philosophie ? Tous les historiens de l’art sont un peu philosophes.
Dans Art primitif, regards civilisés, Sally Price s’attèle en premier lieu à examiner comment l’oeil de l’historien de l’art occidental est supposé se former. L’amateur d’art, modèle suprême de l’historien de l’art traditionnel, est une personne distanciée et cultivée, dont la culture générale tient de l’érudition mais ne fait qu’enrichir élégamment un instinct inné. Rien de la culture classique, philosophie, littérature et histoire, ne lui est étranger – en un mot, il est un peu snob – mais ce qui compte, c’est son oeil infaillible. Pourquoi cacher pudiquement derrière le sensible ce terreau de connaissances ? L’histoire de l’art, parfois, a eu honte d’être la petite cousine des penseurs.
Mais voilà, cet oeil infaillible, il sert à distinguer le bon du mauvais. Autre racine de l’histoire de l’art, les académies et les corporations d’artistes ont bâti une forteresse à étages : les meilleurs artistes sont ceux qui savent représenter la grande histoire, puis viennent ceux qui connaissent les subtilités du portraits, et puis viennent les petits – natures mortes, scènes de genre, paysages. Considération purement fonctionnelle, puisqu’elle venait des hiérarchies entre peintres dans les ateliers grouillants des maîtres, cette structure a pourtant engendré une solide théorie de la distinction : voici le génie, et voici les petits maîtres. Et voici une autre tâche pour l’histoire de l’art : démontrer le génie de ceux qui sont reconnus comme tels, et, mieux encore, distinguer le génie là où personne encore ne l’avait reconnu.
Il s’agit donc pour l’oeil infaillible de l’historien de l’art de dépasser l’érudition classique pour voir au-delà, pour saisir le grand, le beau et le subtil. Revoyons notre visiteur exténué : a-t-il une vaste érudition classique, une connaissance des conventions hiérarchiques, un oeil infaillible ? Peut-être pas. Peut-être a-t-il écouté ce matin un journal d’infos à la radio, joué à un petit jeu en ligne, repensé au film d’action qu’il a vu la veille et qu’il va écouter une playlist de pop en rentrant chez lui. Toutes ces choses sont bien sûr défendues à l’historien de l’art, et ont détourné le visiteur de ce qu’il devait savoir pour profiter de ce musée. Il n’en est pas encore à avoir un oeil infaillible, puisqu’il ne sait pas. Pour établir la dernière distinction essentielle à la panoplie de l’historien de l’art traditionnel, il faut définir l’art auquel il peut prêter attention. C’est l’art majeur. L’art mineur est divertissant ; l’art majeur élève les âmes.
Une polémique relativement récente illustre bien cette dernière distinction. En 2001, dans la dernière édition de son essai Andy Warhol n’est pas un grand artiste, Hector Obalk déclare avoir été mis au ban de ses pairs critiques d’art pour avoir tenté de démontrer qu’Andy Warhol, pape du mouvement pop, avait été le créateur d’un art mineur et non majeur – plus précisément, un excellent publicitaire ou communiquant, plutôt qu’un grand artiste. Auréolé par sa fortune critique, l’artiste aurait fait croire à du grand art quand ses oeuvres n’étaient en réalité que les supports d’une infinité de potentiels posters, tee-shirts et autres décorations d’intérieur. D’autres historiens de l’art se sont offusqués, se sentant soupçonnés de défendre un artiste mineur (presque un graphiste !) que leur oeil affûté n’avait pas su identifier : ils répondirent donc que si, Andy Warhol était un grand artiste.
Si Andy Warhol était un grand artiste, il écoutait toutefois beaucoup la radio, ne cachait pas sa passion pour le téléphone et il est indéniable qu’il entretenait une certaine fascination pour les rock-stars, les boîtes de soupe et les faits divers. En 1962, il emprunte sa boîte de soupe Campbell à l’univers, certes, du supermarché, mais aussi au graphisme qui l’a fait naître : l’image de la boîte a fait un beau voyage depuis la culture populaire vers l’art majeur, avant de revenir orner pantoufles et sets de table. Ces choses modestes qui contiennent potentiellement le monde des sphères sont toutefois loin d’être la chasse gardée du pop art, ou même de l’art contemporain. Costumes, bijoux, objets du quotidiens, proverbes et sous-entendus, danses et chansons peuplent les oeuvres du passé dont nous ne saisissons plus parfois le sens précis, mais qui émergent de cette humble masse iconographique, celles des cultures spontanées, des petites pensées et de la création partagée.
Tout ce qu’on ne sait pas, tout ce qui ne sait pas. Ce sentiment de ne pas savoir est ce qui féconde l’art et peut féconder la passion de l’art. Voilà une entreprise enthousiasmante pour l’historien de l’art : partir sur la piste des petites choses qui ont enfanté de grandes choses, des petites choses enfantées par les grandes, du lien retrouvé entre les visiteurs et les oeuvres du musée.