Portrait glamour et pochette de disque, les vieux amants

Dans le monde déjà louche des amateurs de pochettes de disque, il y a un pays plein de charme et de mystère, de dangers et d’outrances, dans lequel on ne sait s’il faut s’aventurer, car on risquerait d’y perdre la tête. C’est l’île des sirènes, la prison des plaisirs : je parle du royaume de la photographie glamour. On la retrouve peu dans les livres, catalogues ou essais consacrés à la pochette de disque. La photo glamour s’est faite discrète derrière la myriade de solutions visuelles inventives qui a construit l’histoire de la pochette de disque. Mais essayer d’ignorer ce courant dans l’iconographie musicale des XXe et XXIe siècles sous le prétexte qu’il serait superficiel et creux est une grave erreur : voilà un pan entier de l’art de la pochette d’album qui a résisté à plus de 70 ans d’histoire, qui s’est émancipé de la succession des modes dont il semblait pourtant étroitement dépendant, et qui a conquis progressivement les corps et les genres qui lui étaient d’abord interdits. Intéressons-nous à ce que la photographie glamour a fait aux musiciens entre les années 1950 et aujourd’hui, et nous comprendrons un peu du goût de notre temps.

Julie London, Julie is her name, 1955 – Liberty

Pin-ups fatales

Dans l’introduction à son recueil de pochettes d’album, Michael Ochs, éminent collectionneur de disque, avoue qu’enfant, il n’était « pas suffisamment dans le coup pour apprécier Prima et Armstrong, mais les disques de Doris Day et de Julie London avaient franchement excité [son] regard à défaut d’avoir séduit [son] oreille. » C’était bien joué, de la part des maisons de disque. La Seconde Guerre mondiale avait vu nettement s’améliorer l’image des pin-ups, femmes fatales, libres et irrésistibles, qui avaient aidé les G.I. américains à ne pas perdre espoir au front. Une transfiguration s’était opérée dans le regard de ces jeunes hommes isolés par la guerre : la fille du calendrier était une image du pays qu’on avait quitté, une consolatrice affectueuse en même temps que confiante et délurée. Au retour de la guerre, la pin-up s’incarne en même temps qu’elle s’idéalise, et on la retrouve rapidement animée par le cartoon et le cinéma, mimée par les chanteuses, mais aussi personnifiée par de véritables modèles professionnels comme Bettie Page, qui accèdent à une notoriété digne des stars d’Hollywood.

Dans la prospérité économique des années 1950, le succès des pin-ups crée de l’emploi. Des photographes plus ou moins spécialisés dans la mode ou dans la photo de charme sont disponibles pour transformer les jeunes femmes en « sex symbol », et cela profite à l’industrie du disque, encore jeune et très compétitive. C’est la raison pour laquelle, soudain, une chanteuse romantique comme Julie London peut être présentée pour la première fois au public, en 1955, dans un portrait cadré au ras du décolleté – deux centimètres de pochette en moins, et elle était nue. Quel est le rapport mystérieux entre le physique pulpeux de la chanteuse et son répertoire de ballades tristes ? London est une ancienne pin-up et chante tout bas, dans une ambiance de fin de soirée au nightclub du coin ; sa musique promet une mise à nu aussi bien physique que sentimentale, celle que Marilyn Monroe joue au cinéma au même moment.

Le deuxième album de Julie London, Calendar Girl (1956), est encore plus explicite que le premier …

Julie London définit ainsi parfaitement le comble du glamour dans les années 1950, en même temps que les fondements d’une esthétique simple et efficace. Pour que le sex-appeal soit vendeur, il ne s’agit pas seulement de se dénuder : l’harmonie irréelle qui caractérise le glamour vient d’un ensemble de conventions visant à styliser les physionomies. Un portrait de trois quarts, peu expressif, un fond neutre, un éclairage et une palette de couleur (pastel, le plus souvent) soigneusement calibrés pour concentrer le regard sur le corps et sa sensualité. La photo glamour est épurée, adoucie, dominée par les teintes de la chair. Ses principes sont importés d’Hollywood par des photographes de mode comme Murray Garrett et Gene Howard, duo qui signe d’ailleurs la pochette de Make Love To Me de Julie London en 1957, mais aussi par des agences qui standardisent les techniques d’embellissement, comme le Studio Harcourt en France. La construction de l’image des artistes est désormais confiée à des professionnels, qui veillent à ce qu’on dévore les pochettes des yeux, avant même de se soucier de la musique qu’elle contient.

Divas et superstars, abstraction et multiplication

Dès le début des années 1960, et plus précisément en 1962, le portrait glamour conquiert le devant de la scène de l’art contemporain. Avec ses sérigraphies de Marilyn Monroe et de Liz Taylor en Cléopâtre, Andy Warhol radicalise les procédés de la photo de mode glamour, tels que nous venons de les énumérer. Il met notamment en valeur les parties les plus sensuelles du visage de ses modèles, et ce de façon de plus en plus ostentatoire : il suffit pour le vérifier d’observer l’évolution des yeux et de la bouche dans ces portraits, de Marilyn en 1962 à Carolina Herrera ou Liza Minelli à la fin des années 1970. Qualifié en 1979 de « peintre de cour des années 1970 » par l’historien de l’art Robert Rosenblum, Warhol était aussi un meneur dans l’imagerie des musiciens stars depuis 1967 et sa très influente pochette à la banane pour le premier album du Velvet Underground. Jusqu’à sa mort, il continue d’importer les principes de ses portraits sérigraphiés dans de nombreuses pochettes, notamment pour Diana Ross (1982), Aretha Franklin, ou John Lennon (ces deux derniers en 1986).

Pochette, gatefold et rondelle de Diana Ross, Silk Electric (RCA, 1982), design d’Andy Warhol

Pourquoi évoquer Warhol ici ? Parce qu’il est le révélateur d’un changement d’échelle dans la perception des stars, désormais couramment qualifiées du superlatif « superstars », et un moteur dans la transformation de leur image. De la fin des années 1960 à la fin des années 1980, le pop art était le témoin d’une évolution de la culture populaire vers une intense iconophilie. Le mot vient du grec eikon, image, et signifie l’amour de l’image – mais dans le langage courant, à cette époque, le mot « icône » commence également à désigner les stars elles-mêmes. La photo glamour n’est pas étrangère à la création de ce panthéon de personnages semi-humains, dont les traits sont universellement connus, exerçant une séduction surnaturelle. Exactement comme pour les icônes religieuses, la transformation des visages humains en visages iconiques autorise leur passage à la postérité mais aussi leur projection hors de la vie courante, dans l’idéal.

Dans les années 1970, ce phénomène de l’histoire des idées fait écho à l’évolution du marketing musical et du goût du public vers la valorisation d’artistes déjà installés. L’effervescence artistique des années 1960 laisse place à une volonté de consolider des carrières et d’élargir le public. La diva Diana Ross, dont la carrière solo décolle au tournant de la décennie après le succès des Supremes, est l’une des personnalités les plus représentatives de ce resserrement du cadre. Les pochettes de ses albums, qui sortent tous les ans avec une régularité de métronome, déclinent toutes les nuances du glamour : sexualisation, idéalisation, assurance, extravagance. La chanteuse flotte dans des espaces indéfinis, ou pose dans des décors ostensiblement artificiels, jusqu’au paroxysme qu’atteint l’album disco Silk Electric, designé par Warhol et diffusé en 1982. L’artiste y condense sa pratique de la multiplication, son intérêt pour l’image industrielle et sa pensée du portrait : une Diana Ross réduite à sa plus simple expression et se fondant avec un fond rose nous fixe intensément à l’avant, l’arrière et l’intérieur de la pochette, mais aussi sur les deux faces du disque lui-même.

Conquérir le corps masculin : le glam rock

Mais, alors que le jazz et le RnB sont déjà profondément imprégnés de glamour depuis les années 1950, la notion prend un sens nouveau avec l’apparition au Top of the Pops de Marc Bolan, frontman tout pailleté des T.Rex, en 1971. Les émissions de variété et de divertissement exercent un pouvoir non négligeable sur l’industrie musicale à partir des années 1970 : peut-être leurs plateaux et leurs décors bigger than life ont-ils participé à construire une vision plus extravagante du glamour et concentré l’attention sur des personnalités particulièrement charismatiques à l’écran. Mais avec Marc Bolan, le glamour dépasse surtout la frontière du genre. Ses habits satinés et son maquillage appuyé influencent non seulement le glam rock, mais également la culture queer du disco naissant.

Le glam rock pousse l’usage de l’artifice à son paroxysme. Il développe considérablement le travail visuel des groupes et des chanteu.r.se.s : couleurs artificielles (« un arc-en-ciel de science-fiction tout droit sorti de l’imagination d’un marchand de glace », dirait notre historien de l’art Robert Rosenblum), modifications corporelles, décors irréels et sexualité outrancière. La fiction créée pour tous ces codes visuels permet de projeter les artistes dans un monde inaccessible au spectateur, que l’on peut se figurer par la musique. Bowie pousse ce curseur à son maximum, puisqu’il va jusqu’à créer une riche narration autour de sa possible origine extraterrestre. Il fait partie, avec Prince, d’une nouvelle génération d’artistes solistes qui accordent une place conséquente à leur physique dans la construction de leur identité artistique. Rejetant les frontières du genre, l’un comme l’autre opèrent une récupération des codes du portrait glamour féminin dans plusieurs pochettes – les plus radicales étant en 1973 Aladdin Sane et Pin-Ups. Au titre évocateur de ce dernier disque répond une pochette assez inquiétante, où Bowie pose avec Twiggy, la superstar des top-models, le visage comme plastifié par un épais maquillage.

La suite de l’histoire s’écrit avec le hip hop, la pop et la mise en place de solides constructions marketing par l’industrie du divertissement auxquelles répondent des artistes mondialement adulés – histoire que je tacherai de résumer bientôt dans une seconde partie.

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