Mis en avant

George Hardie, Led Zeppelin et des millions d’images

S’il fallait prouver que les memorabilia du rock font bien partie du patrimoine classique, on pourrait difficilement faire mieux que cette actualité : l’œuvre originale qui a servi de pochette au premier album de Led Zeppelin, en 1969, va passer au enchères chez Christie’s entre le 2 et le 18 juin 2020, au sein d’une vente de livres anciens, de lettres et de gravures. Quelques mots sur cette pochette, parce que son histoire est exemplaire de la façon dont le rock, pour construire ses mythes, a absorbé et digéré maintes images à première vue sans rapport avec la musique.

Led Zeppelin I - Edition Deluxe : Led Zeppelin: Amazon.fr: Musique
George Hardie, Led Zeppelin: Led Zeppelin, 1969

Nous sommes en 1968 à Londres. Led Zeppelin, né de la branche Jimmy Page des Yardbirds, agrège parmi les meilleurs musiciens de son époque : le chanteur Robert Plant, le bassiste John Paul Jones, et le batteur John Bonham. La légende veut que le nom du groupe s’inspire d’un augure de Keith Moon, batteur des Who, qui pense que ce projet va s’écraser au sol comme un Zeppelin de plomb, un lead zeppelin. Jimmy Page, de cette formule, ne retient pas l’échec : il retient la pesanteur, la fureur, l’explosion. En d’autres termes, tout un programme esthétique. 

D’ailleurs, ce nom résonne à l’époque avec un événement à la fois tragique et sublime, encore connu de tous : l’incendie du zeppelin Hindenburg en 1937, dans les airs, alors qu’il transportait 97 passagers. Le Hindenburg était le plus grand dirigeable commercial jamais construit, véritable Titanic des airs. Il signa aussi, brutalement, l’arrêt de mort de ce mode de transport futuriste, alors considéré comme le plus moderne et le plus prometteur du monde. La notoriété de cette catastrophe vient aussi et surtout de son traitement médiatique hors norme : de nombreuses caméras étaient venues filmer son atterrissage, et repartirent avec les images de son crash. La chaîne de radio de Chicago et NBC diffusèrent même le commentaire en temps réel d’un journaliste, dans lequel on pouvait entendre les hurlements de la foule. Les nombreux clichés pris sur le vif firent immédiatement la une de millions de journaux à travers le monde. En 1937, jamais une telle catastrophe n’avait été relayée de cette façon par les médias.

Sam Shere, The Hindenburg Disaster, 1937

C’est là qu’intervient la pochette de Led Zeppelin, premier album du groupe du même nom. Pour illustrer cette musique de dirigeable qui s’écrase au sol, Jimmy Page commence par rejeter les suggestions de George Hardie, un jeune étudiant en graphisme (s’il ne l’avait pas fait, la pochette de Led Zeppelin aurait pu ressembler à une œuvre de Milton Glaser, le modèle de Hardie) ; puis il lui montre tout simplement, dans un livre, l’une des photos du drame du Hindenburg prise par Sam Shere. Pas besoin de plus : l’image est déjà connue, déjà dotée d’une puissante aura. Seulement, elle est soumise aux droits d’auteur, problème souvent rencontré par les musiciens désirant emprunter une œuvre pour leurs pochettes d’album. George Hardie se résigne donc à faire à la main un fac-simile de la fameuse photographie, selon la technique du stippling, en recréant les ombres et les lumières grâce à une infinité de petits points. Et empoche sa paye de 60 livres.

Il ne s’agissait que de la première aventure de George Hardie dans le monde de la musique, augurant une longue et prolifique carrière. En 1973, alors qu’il travaille avec le légendaire collectif de graphistes Hipgnosis, il imagine la pochette de Dark Side of the Moon des Pink Floyd, puis deux ans plus tard celle de Wish You Where Here. Rien que ça. Dans de récentes interviews, Hardie insiste sur la frustration que l’image du Hindenburg représente pour lui, comparée à ses œuvres suivantes : elle est une pure copie dans laquelle son style n’intervient quasiment pas. Autrement dit, la pochette de Led Zeppelin est pour lui aussi bien l’œuvre de Sam Shere, véritable auteur de l’image, et de Jimmy Page, lui aussi ancien étudiant en art, qui a décidé d’en faire une pochette. L’une de ses œuvres les plus connues est aussi, selon ses propres mots, la « moins intelligente », l’œuvre d’un simple exécutant.

Observons un instant le terrain que pénétrait alors ce jeune graphiste. Les pochettes tapageuses et chargées règnent sur le paysage musical lorsque Led Zeppelin arrive sur le marché, au début de l’année 1969. 1968 a été l’année de Cheap Thrills, dessinée par Robert Crumb pour Big Brother & The Holding Company, et, dans un autre genre, d’Electric Ladyland du Jimi Hendrix Experience. On ne peut pas dire toutefois que le choix d’une image sobre en noir et blanc ait été très original, puisque la même année sortent le fameux album blanc des Beatles, dont la pochette terriblement austère a été créée par l’artiste Richard Hamilton, et, par exemple, le merveilleux An Electric Storm de White Noise, traversé par deux inquiétants éclairs blancs sur fond noir.

Ni très inventive, ni très originale, que vaut alors cette œuvre de la main d’Hardie qui va passer aux enchères, estimée entre 20,000 et 30,000 dollars ? Une chose essentielle se joue dans la réutilisation de la photographie du Hindenburg sur la pochette de Led Zeppelin. Cette image, en voyageant d’un support médiatique à un autre – du journal à la pochette de disque – a profondément changé de sens, à tel point que nos yeux contemporains l’associent désormais à l’histoire du rock, et en oublient l’histoire de l’aviation. L’image était le témoignage d’une catastrophe et d’un récit journalistique spectaculaire, il nous en reste une interprétation enrichie par ce que la culture rock véhicule. Tout à coup, l’effondrement d’une machine devient une vision psychédélique, c’est-à-dire, dans le langage de la fin des années 1960, qu’elle acquiert un sens universel, au-delà des barrières de la perception et de la morale (voilà une affirmation qu’il faudra développer plus tard, mais, au risque d’être long, nous ne résisterons pas ici à la tentation de citer la première occurrence, et donc la première définition, du mot « psychédélique » dans un échange poétique entre le psychiatre Humphry Osmond et l’écrivain Aldous Huxley en 1956 : To make this trivial world sublime, / Take half a gramme of phanerothyme. / To fathom Hell or soar angelic, / Just take a pinch of psychedelic.). Ce zeppelin devient une image surnaturelle et puissante, la métaphore d’une folie destructrice, d’un déchaînement incontrôlable, et, il faut bien se l’avouer, la chute du zeppelin ressemble à un phallus dressé.

De l’événement ponctuel de la catastrophe du Hindenburg, l’image de George Hardie a ainsi fait un symbole universel, dont environ vingt millions de personnes possèdent désormais un exemplaire. L’œuvre unique vendue par Christie’s est le prototype de cette œuvre plus vaste, contenant certes la valeur historique du cliché de Sam Shere, le génie conceptuel de Jimmy Page et l’efficacité graphique de George Hardie, mais qui n’a aucun sens sans sa diffusion de masse. Récemment retrouvé par le graphiste dans un tiroir où il l’avait oublié, cet original témoigne de la manipulation d’une image multiple, une photo de presse, en nouvelle image multiple, une pochette d’album : point de pivot, fragile instant avant un basculement, il rend à l’œuvre industrialisée ce que Walter Benjamin appelait « le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve ».

Portrait glamour et pochette de disque, les vieux amants

Dans le monde déjà louche des amateurs de pochettes de disque, il y a un pays plein de charme et de mystère, de dangers et d’outrances, dans lequel on ne sait s’il faut s’aventurer, car on risquerait d’y perdre la tête. C’est l’île des sirènes, la prison des plaisirs : je parle du royaume de la photographie glamour. On la retrouve peu dans les livres, catalogues ou essais consacrés à la pochette de disque. La photo glamour s’est faite discrète derrière la myriade de solutions visuelles inventives qui a construit l’histoire de la pochette de disque. Mais essayer d’ignorer ce courant dans l’iconographie musicale des XXe et XXIe siècles sous le prétexte qu’il serait superficiel et creux est une grave erreur : voilà un pan entier de l’art de la pochette d’album qui a résisté à plus de 70 ans d’histoire, qui s’est émancipé de la succession des modes dont il semblait pourtant étroitement dépendant, et qui a conquis progressivement les corps et les genres qui lui étaient d’abord interdits. Intéressons-nous à ce que la photographie glamour a fait aux musiciens entre les années 1950 et aujourd’hui, et nous comprendrons un peu du goût de notre temps.

Julie London, Julie is her name, 1955 – Liberty

Pin-ups fatales

Dans l’introduction à son recueil de pochettes d’album, Michael Ochs, éminent collectionneur de disque, avoue qu’enfant, il n’était « pas suffisamment dans le coup pour apprécier Prima et Armstrong, mais les disques de Doris Day et de Julie London avaient franchement excité [son] regard à défaut d’avoir séduit [son] oreille. » C’était bien joué, de la part des maisons de disque. La Seconde Guerre mondiale avait vu nettement s’améliorer l’image des pin-ups, femmes fatales, libres et irrésistibles, qui avaient aidé les G.I. américains à ne pas perdre espoir au front. Une transfiguration s’était opérée dans le regard de ces jeunes hommes isolés par la guerre : la fille du calendrier était une image du pays qu’on avait quitté, une consolatrice affectueuse en même temps que confiante et délurée. Au retour de la guerre, la pin-up s’incarne en même temps qu’elle s’idéalise, et on la retrouve rapidement animée par le cartoon et le cinéma, mimée par les chanteuses, mais aussi personnifiée par de véritables modèles professionnels comme Bettie Page, qui accèdent à une notoriété digne des stars d’Hollywood.

Dans la prospérité économique des années 1950, le succès des pin-ups crée de l’emploi. Des photographes plus ou moins spécialisés dans la mode ou dans la photo de charme sont disponibles pour transformer les jeunes femmes en « sex symbol », et cela profite à l’industrie du disque, encore jeune et très compétitive. C’est la raison pour laquelle, soudain, une chanteuse romantique comme Julie London peut être présentée pour la première fois au public, en 1955, dans un portrait cadré au ras du décolleté – deux centimètres de pochette en moins, et elle était nue. Quel est le rapport mystérieux entre le physique pulpeux de la chanteuse et son répertoire de ballades tristes ? London est une ancienne pin-up et chante tout bas, dans une ambiance de fin de soirée au nightclub du coin ; sa musique promet une mise à nu aussi bien physique que sentimentale, celle que Marilyn Monroe joue au cinéma au même moment.

Le deuxième album de Julie London, Calendar Girl (1956), est encore plus explicite que le premier …

Julie London définit ainsi parfaitement le comble du glamour dans les années 1950, en même temps que les fondements d’une esthétique simple et efficace. Pour que le sex-appeal soit vendeur, il ne s’agit pas seulement de se dénuder : l’harmonie irréelle qui caractérise le glamour vient d’un ensemble de conventions visant à styliser les physionomies. Un portrait de trois quarts, peu expressif, un fond neutre, un éclairage et une palette de couleur (pastel, le plus souvent) soigneusement calibrés pour concentrer le regard sur le corps et sa sensualité. La photo glamour est épurée, adoucie, dominée par les teintes de la chair. Ses principes sont importés d’Hollywood par des photographes de mode comme Murray Garrett et Gene Howard, duo qui signe d’ailleurs la pochette de Make Love To Me de Julie London en 1957, mais aussi par des agences qui standardisent les techniques d’embellissement, comme le Studio Harcourt en France. La construction de l’image des artistes est désormais confiée à des professionnels, qui veillent à ce qu’on dévore les pochettes des yeux, avant même de se soucier de la musique qu’elle contient.

Divas et superstars, abstraction et multiplication

Dès le début des années 1960, et plus précisément en 1962, le portrait glamour conquiert le devant de la scène de l’art contemporain. Avec ses sérigraphies de Marilyn Monroe et de Liz Taylor en Cléopâtre, Andy Warhol radicalise les procédés de la photo de mode glamour, tels que nous venons de les énumérer. Il met notamment en valeur les parties les plus sensuelles du visage de ses modèles, et ce de façon de plus en plus ostentatoire : il suffit pour le vérifier d’observer l’évolution des yeux et de la bouche dans ces portraits, de Marilyn en 1962 à Carolina Herrera ou Liza Minelli à la fin des années 1970. Qualifié en 1979 de « peintre de cour des années 1970 » par l’historien de l’art Robert Rosenblum, Warhol était aussi un meneur dans l’imagerie des musiciens stars depuis 1967 et sa très influente pochette à la banane pour le premier album du Velvet Underground. Jusqu’à sa mort, il continue d’importer les principes de ses portraits sérigraphiés dans de nombreuses pochettes, notamment pour Diana Ross (1982), Aretha Franklin, ou John Lennon (ces deux derniers en 1986).

Pochette, gatefold et rondelle de Diana Ross, Silk Electric (RCA, 1982), design d’Andy Warhol

Pourquoi évoquer Warhol ici ? Parce qu’il est le révélateur d’un changement d’échelle dans la perception des stars, désormais couramment qualifiées du superlatif « superstars », et un moteur dans la transformation de leur image. De la fin des années 1960 à la fin des années 1980, le pop art était le témoin d’une évolution de la culture populaire vers une intense iconophilie. Le mot vient du grec eikon, image, et signifie l’amour de l’image – mais dans le langage courant, à cette époque, le mot « icône » commence également à désigner les stars elles-mêmes. La photo glamour n’est pas étrangère à la création de ce panthéon de personnages semi-humains, dont les traits sont universellement connus, exerçant une séduction surnaturelle. Exactement comme pour les icônes religieuses, la transformation des visages humains en visages iconiques autorise leur passage à la postérité mais aussi leur projection hors de la vie courante, dans l’idéal.

Dans les années 1970, ce phénomène de l’histoire des idées fait écho à l’évolution du marketing musical et du goût du public vers la valorisation d’artistes déjà installés. L’effervescence artistique des années 1960 laisse place à une volonté de consolider des carrières et d’élargir le public. La diva Diana Ross, dont la carrière solo décolle au tournant de la décennie après le succès des Supremes, est l’une des personnalités les plus représentatives de ce resserrement du cadre. Les pochettes de ses albums, qui sortent tous les ans avec une régularité de métronome, déclinent toutes les nuances du glamour : sexualisation, idéalisation, assurance, extravagance. La chanteuse flotte dans des espaces indéfinis, ou pose dans des décors ostensiblement artificiels, jusqu’au paroxysme qu’atteint l’album disco Silk Electric, designé par Warhol et diffusé en 1982. L’artiste y condense sa pratique de la multiplication, son intérêt pour l’image industrielle et sa pensée du portrait : une Diana Ross réduite à sa plus simple expression et se fondant avec un fond rose nous fixe intensément à l’avant, l’arrière et l’intérieur de la pochette, mais aussi sur les deux faces du disque lui-même.

Conquérir le corps masculin : le glam rock

Mais, alors que le jazz et le RnB sont déjà profondément imprégnés de glamour depuis les années 1950, la notion prend un sens nouveau avec l’apparition au Top of the Pops de Marc Bolan, frontman tout pailleté des T.Rex, en 1971. Les émissions de variété et de divertissement exercent un pouvoir non négligeable sur l’industrie musicale à partir des années 1970 : peut-être leurs plateaux et leurs décors bigger than life ont-ils participé à construire une vision plus extravagante du glamour et concentré l’attention sur des personnalités particulièrement charismatiques à l’écran. Mais avec Marc Bolan, le glamour dépasse surtout la frontière du genre. Ses habits satinés et son maquillage appuyé influencent non seulement le glam rock, mais également la culture queer du disco naissant.

Le glam rock pousse l’usage de l’artifice à son paroxysme. Il développe considérablement le travail visuel des groupes et des chanteu.r.se.s : couleurs artificielles (« un arc-en-ciel de science-fiction tout droit sorti de l’imagination d’un marchand de glace », dirait notre historien de l’art Robert Rosenblum), modifications corporelles, décors irréels et sexualité outrancière. La fiction créée pour tous ces codes visuels permet de projeter les artistes dans un monde inaccessible au spectateur, que l’on peut se figurer par la musique. Bowie pousse ce curseur à son maximum, puisqu’il va jusqu’à créer une riche narration autour de sa possible origine extraterrestre. Il fait partie, avec Prince, d’une nouvelle génération d’artistes solistes qui accordent une place conséquente à leur physique dans la construction de leur identité artistique. Rejetant les frontières du genre, l’un comme l’autre opèrent une récupération des codes du portrait glamour féminin dans plusieurs pochettes – les plus radicales étant en 1973 Aladdin Sane et Pin-Ups. Au titre évocateur de ce dernier disque répond une pochette assez inquiétante, où Bowie pose avec Twiggy, la superstar des top-models, le visage comme plastifié par un épais maquillage.

La suite de l’histoire s’écrit avec le hip hop, la pop et la mise en place de solides constructions marketing par l’industrie du divertissement auxquelles répondent des artistes mondialement adulés – histoire que je tacherai de résumer bientôt dans une seconde partie.

Cheveux contre-culturels

Nous sommes en 2017.

Je scrolle, 

Je scrolle,

Je scrolle ;

J’ai besoin d’un nouveau look et j’ai besoin d’être anti-système. J’ai besoin d’incarner ma vigueur dans une chevelure à contre-courant. La contre-culture française a aujourd’hui un visage et c’est, à proprement parler, le visage de Jacques Auberger. Ou plutôt, les cheveux de la contre-culture française, ce sont les cheveux de Jacques Auberger.

Vers la fin des années 2000, j’avais déjà vu mes repères se brouiller dans les repaires branchés. Abandonnant la lourde toison grunge, les jeunes hommes adoptaient un scalp militaire très propre. Crus, sans artifice, leurs oreilles largement dégagées et le bas de leur crâne vous sautaient au visage comme la vérité mise à nu. Le coup de rasoir contestataire du voyou s’était retourné vers son propre cuir chevelu. Et les années ont passé ; le rasoir contre-culturel se muta en tondeuse Bose huit lames. Les côtés des crânes des footballeurs et des vedettes de télé-réalités se dégarnirent. La bouclette était ainsi bouclée : le propos capillaire était passé de l’underground à la culture mainstream.

Jacques le revendique, il voulait prendre à rebours l’idée de se raser les côtés de la tête pour avoir confiance en soi – il a rasé le haut. Il a ainsi appliqué de façon très littérale le principe de la contre-culture telle qu’elle s’est définie dans les années 1960 : si quelque chose est ou devient classique, il faut faire le contraire. La crinière grunge avait perdu en conviction, on se fit une coupe militaire ; la coupe militaire n’étonne plus, inversons-la à notre tour. 

Jacques reprend ce principe de façon plus radicale encore que le mulet de Salut c’est Cool, référence historiquement située aux années 80 – référence culturelle et, oui, référence esthétique à des codes désormais démodés. Personne n’a jamais, en revanche, porté une fausse calvitie par souci esthétique. Les mèches rebelles de Jacques pointent dans un autre sens, non pas vers le sensible, mais vers le rationnel. Sa contre-chevelure est un rempart le protégeant des « il faut ». Elle est une métaphore de sa liberté, au moins capillaire – sa liberté vis à vis de lui-même, non pas vis-à-vis d’un standard de beauté.

Sa bouclette bouclera-t-elle à son tour ? Ai-je moi aussi le droit de ressentir le vent de liberté qui balaie le grand front de Jacques ? Aucun coiffeur ne semble encore avoir été pris au dépourvu par des adolescents aubergiens. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas l’intention de Jacques, qui dit vouloir garder cette chevelure jusqu’à n’en avoir plus honte. C’est une autre façon de porter un coup de tondeuse contre soi-même. Une seule figure de l’univers mainstream adolescent a littéralement repris son idée. Maxenss, youtubeur, 780 217 abonnés, m’a devancé dans ma soif d’anti-système. Ici pourtant, le propos prodigue est revenu au bercail esthétique : la calvitie, portée pour promouvoir un rap sur les cheveux, est un accessoire d’originalité. Sans surprise, parce qu’elle n’avait pas de support philosophique, la tonsure a rapidement disparu.

Si je vole la toison de Jacques, je me remets moi-même en question, et pas la société. Je suis pris à mon propre piège.

Nous sommes désormais en 2018.

Je scrolle,

Je scrolle,

Je scrolle ;

J’ai essayé de voler la chevelure contre-culturelle de Jacques mais la calvitie ne me va pas. J’ai remarqué ensuite que Gaelle Garcia Diaz s’était rasé la tête, et j’ai repris espoir. 

En 2007, Britney Spears décidait brusquement de se démarquer de ses compatriotes chevelues ; voilà un bon scandale. Le crâne rasé, c’était l’image de sa folie, de la violence avec laquelle elle sortait des rangs du glamour pour entrer dans celui des déclassées. Qui sont en effet les femmes sans cheveux ? Les cancéreuses, les aliénées, les sans-abris, les détenues. Britney sans brushing, c’était la tête d’une tondue de 45 sur le corps d’une diva du top 50. Le choc était d’autant plus grand qu’une belle femme s’infligeait cette peine à elle-même. Mais un an plus tôt était sorti le film V pour Vendetta et je n’étais pas dupe : Britney avait simplement rejoint un mouvement underground que personne ne soupçonnait chez Voici. 

peut-on faire de l’histoire de l’art sans être snob ?

Pourquoi allons-nous au musée ? La question se poserait si la fréquentation des musées était aussi démocratique qu’on veut nous le faire croire, la majorité des visiteurs de musées étant des enfants envoyés là pour les changer des salles de classe – pourquoi vont-ils au musée ? parce qu’ils sont bien obligés – et des membres du troisième âge d’une classe économique suffisamment élevée pour se payer un laisser-passer.

Mais enfin, pourquoi allons-nous au musée ? Il y a une injonction sociale tacite qui nous dit : voilà le génie de l’homme, et voilà le passé. La plupart des gens, ici, s’ennuient. Au XIXe siècle, on a construit des escaliers d’honneur à l’entrée de ces nouveaux temples républicains pour faire comprendre au visiteur exténué, arrivé en haut des marches, qu’il s’est élevé de son quotidien pour entrer dans le monde des idées. Depuis les années 1970, les américains ont fait encore plus fort en popularisant le white cube, une boîte immaculée sur laquelle pourra se projeter la psyché limpide d’artistes visionnaires.

Physiquement piégé dans ce monde abstrait, le visiteur est bien obligé de concentrer son attention sur les oeuvres exposées. Son oeil vagabonde, ses jambes le portent ici, puis là, devant ce tableau et devant cette sculpture – qu’il faut ensuite contourner. Qu’y a-t-il donc à voir ? Souvent, le visiteur a le sentiment de ne pas savoir, mais il reste un peu plus longtemps devant ce tableau-ci, qui est joli, c’est l’occasion de montrer qu’il porte un intérêt soutenu à cette visite.

Ne pas savoir. L’histoire de l’art ne sait souvent pas, elle-même. Discipline bâtarde entre l’histoire et la philosophie esthétique, entre la création et la pensée, au carrefour de sciences humaines plus anciennes qu’elle, elle se construit à mesure qu’elle se fait. Lorsque Giorgio Vasari, au XVIe siècle, défendait les artistes de Florence en décrivant leurs vies exemplaires et la construction pierre à pierre d’un génie florentin, il pensait faire de la littérature. Les premiers historiens de l’art, au XIXe siècle, crient alors : voilà notre discipline ! Lorsque Winckelmann, au XVIIIe siècle, décrivait la genèse, l’apogée et l’explosion de la sculpture grecque antique, il plantait en historien les pousses qui nourriraient les théories philosophiques d’Hegel.

Puis on a décidé de faire de l’histoire de l’art. À cheval sur le bidet de toutes les disciplines littéraires, l’histoire de l’art part alors à la chasse des méthodes à chaparder. Lorsque les études littéraires se sont penchées sur les questions de style, puis de sources, puis de réception du lecteur, puis de mythologies intimes, l’histoire de l’art a emboîté le pas. Lorsque les historiens ont tenté la macro-histoire, la micro-histoire, l’histoire des sens, l’histoire de l’art s’est affairée. Que dire de la philosophie ? Tous les historiens de l’art sont un peu philosophes.

Dans Art primitif, regards civilisés, Sally Price s’attèle en premier lieu à examiner comment l’oeil de l’historien de l’art occidental est supposé se former. L’amateur d’art, modèle suprême de l’historien de l’art traditionnel, est une personne distanciée et cultivée, dont la culture générale tient de l’érudition mais ne fait qu’enrichir élégamment un instinct inné. Rien de la culture classique, philosophie, littérature et histoire, ne lui est étranger – en un mot, il est un peu snob – mais ce qui compte, c’est son oeil infaillible. Pourquoi cacher pudiquement derrière le sensible ce terreau de connaissances ? L’histoire de l’art, parfois, a eu honte d’être la petite cousine des penseurs.

Mais voilà, cet oeil infaillible, il sert à distinguer le bon du mauvais. Autre racine de l’histoire de l’art, les académies et les corporations d’artistes ont bâti une forteresse à étages : les meilleurs artistes sont ceux qui savent représenter la grande histoire, puis viennent ceux qui connaissent les subtilités du portraits, et puis viennent les petits – natures mortes, scènes de genre, paysages. Considération purement fonctionnelle, puisqu’elle venait des hiérarchies entre peintres dans les ateliers grouillants des maîtres, cette structure a pourtant engendré une solide théorie de la distinction : voici le génie, et voici les petits maîtres. Et voici une autre tâche pour l’histoire de l’art : démontrer le génie de ceux qui sont reconnus comme tels, et, mieux encore, distinguer le génie là où personne encore ne l’avait reconnu.

Il s’agit donc pour l’oeil infaillible de l’historien de l’art de dépasser l’érudition classique pour voir au-delà, pour saisir le grand, le beau et le subtil. Revoyons notre visiteur exténué : a-t-il une vaste érudition classique, une connaissance des conventions hiérarchiques, un oeil infaillible ? Peut-être pas. Peut-être a-t-il écouté ce matin un journal d’infos à la radio, joué à un petit jeu en ligne, repensé au film d’action qu’il a vu la veille et qu’il va écouter une playlist de pop en rentrant chez lui. Toutes ces choses sont bien sûr défendues à l’historien de l’art, et ont détourné le visiteur de ce qu’il devait savoir pour profiter de ce musée. Il n’en est pas encore à avoir un oeil infaillible, puisqu’il ne sait pas. Pour établir la dernière distinction essentielle à la panoplie de l’historien de l’art traditionnel, il faut définir l’art auquel il peut prêter attention. C’est l’art majeur. L’art mineur est divertissant ; l’art majeur élève les âmes.

Une polémique relativement récente illustre bien cette dernière distinction. En 2001, dans la dernière édition de son essai Andy Warhol n’est pas un grand artiste, Hector Obalk déclare avoir été mis au ban de ses pairs critiques d’art pour avoir tenté de démontrer qu’Andy Warhol, pape du mouvement pop, avait été le créateur d’un art mineur et non majeur – plus précisément, un excellent publicitaire ou communiquant, plutôt qu’un grand artiste. Auréolé par sa fortune critique, l’artiste aurait fait croire à du grand art quand ses oeuvres n’étaient en réalité que les supports d’une infinité de potentiels posters, tee-shirts et autres décorations d’intérieur. D’autres historiens de l’art se sont offusqués, se sentant soupçonnés de défendre un artiste mineur (presque un graphiste !) que leur oeil affûté n’avait pas su identifier : ils répondirent donc que si, Andy Warhol était un grand artiste.

Si Andy Warhol était un grand artiste, il écoutait toutefois beaucoup la radio, ne cachait pas sa passion pour le téléphone et il est indéniable qu’il entretenait une certaine fascination pour les rock-stars, les boîtes de soupe et les faits divers. En 1962, il emprunte sa boîte de soupe Campbell à l’univers, certes, du supermarché, mais aussi au graphisme qui l’a fait naître : l’image de la boîte a fait un beau voyage depuis la culture populaire vers l’art majeur, avant de revenir orner pantoufles et sets de table. Ces choses modestes qui contiennent potentiellement le monde des sphères sont toutefois loin d’être la chasse gardée du pop art, ou même de l’art contemporain. Costumes, bijoux, objets du quotidiens, proverbes et sous-entendus, danses et chansons peuplent les oeuvres du passé dont nous ne saisissons plus parfois le sens précis, mais qui émergent de cette humble masse iconographique, celles des cultures spontanées, des petites pensées et de la création partagée.

Tout ce qu’on ne sait pas, tout ce qui ne sait pas. Ce sentiment de ne pas savoir est ce qui féconde l’art et peut féconder la passion de l’art. Voilà une entreprise enthousiasmante pour l’historien de l’art : partir sur la piste des petites choses qui ont enfanté de grandes choses, des petites choses enfantées par les grandes, du lien retrouvé entre les visiteurs et les oeuvres du musée.